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de Minh Tran Huy chez Actes Sud
C’est à la mort d’Anna Song que le monde semble découvrir enfin l’immense talent de cette pianiste hors norme, qui se consacra toute entière à la musique, interprète idéale et inouïe d’un répertoire d’une rare envergure. Malgré la maladie et dans un engagement du corps et de l’âme proche de la ferveur, l’instrumentiste a voué ses dernières années à arpenter, avec une indéfectible justesse, un territoire musical des plus vastes, de Beethoven à Ravel et de Bach à Chopin, démontrant invariablement le même don pour se fondre dans l’univers et la tonalité de chaque compositeur. En témoignent ses enregistrements discographiques, entrepris comme une inlassable démarche encyclopédique, privilégiés après que la maladie l’a éloignée de la scène. Un phénomène. De ceux dont les medias raffolent, avec juste ce qu’il faut de tragédie pour habiller la virtuosité.
Epoux, producteur, gardien du temple, Paul Desroches – c’est lui qui raconte – a toujours su, lui, le génie de cette âme sœur qu’il a aimée avant même de la voir, dès les toutes premières notes perçues de la Pavane pour une infante défunte, il y a si longtemps, en entrant chez cette voisine vietnamienne où l’entraîna sa grand-mère, inquiète que le petit garçon fraîchement orphelin qu’il est alors ne trouve pas d’ami(e) dans cette nouvelle vie imposée sans recours par la brutalité du destin.
La double vie d’Anna Song est le récit de cet homme dont l’émerveillement enfantin fondateur est resté intact ; sa relation (de l’enfance empreinte des légendes d’un pays perdu à la séparation, cette mort annoncée et tant redoutée) des patientes années d’une vie partagée – partagée ou hantée ? – dans une sorte de culte de la beauté – celle de la musique, celle d’une femme, celle d’une idée de l’être. Et ce chant d’amour est le plaidoyer déchirant d’un homme amoureux pour que justice soit rendue à un talent méconnu, à un destin non ou mal avenu, et pour l’établissement de sa vérité – qui n’est pas forcément celle de la réalité objective…
Car très vite après le concert des dithyrambes nécrologiques et nécrophages, éclate le scandale. Anna Song ne serait pas la véritable interprète de ses disques. Les enregistrements produits par Paul Desroches ne seraient que piratages, géniales mais licencieuses compilations de notes pillées de-ci de-là, empruntées à de talentueux mais discrets musiciens pour agencer ces interprétations idéales qui, en se nourrissant de tant d’autres, ne ressemblent à aucune. La falsification avérée, l’effondrement du mythe trouvera renfort dans l’acharnement de médias d’autant plus féroces que bernés, trahis par eux-mêmes autant que par le mensonge qu’ils ont cru.
C’est un fascinant jeu de miroirs qu’orchestre ici Minh Tran Huy, abordant avec une douceur sous-tendue par une force et une logique implacables, toutes les variations du thème de l’imposture dans un second roman qui confirme l’avènement d’un univers d’une impressionnante cohérence. Les lecteurs de La Princesse et le Pêcheur, y retrouveront l’omniprésente absence du pays des origines, le Viêtnam, dont la réalité floutée par le temps et l’éloignement s’enracine dans un silence peuplé de contes. Et aussi cette petite musique envoûtante, cette opacité impavide plus généreuse qu’elle ne s’affiche, qui évoque irrésistiblement les eaux calmes d’un lac, sous lesquelles se jouent – et demeurent – les plus violentes tragédies.
Tombeau du premier, du grand, de l’unique amour, La double vie d’Anna Song révèle et défend la folie d’aimer, mais aussi le droit à inventer des vies à la hauteur de cette folie.
L'auteur
Née en 1979 en région parisienne, Minh Tran Huy est rédactrice en chef adjointe au Magazine littéraire et chroniqueuse littéraire.
Après La Princesse et le Pêcheur, son premier roman paru chez Actes Sud en 2007 (à paraître en Babel n° 968), elle a publié Le Lac né en une nuit, recueil de contes et légendes du Viêtnam (Babel n° 888).
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